La jeune fille, la mort et le
temps
Le père Machin galope en tous sens, il a découvert
ce matin que sa fille a épousé la Mort, sur le bord d’une tasse de thé,
en négligé de
soie.
Elle, inconsciente, tourne et retourne la bague à son
doigt, à s’en donner le vertige. Un bel anneau en ivoire rouge et bleu
comme le sang, et froid comme des fiançailles. Elle l’embrasse toujours
et jamais, toutes les deux minutes, mille fois par jour, mille
fois chaque semaine... et encore, elle ne l’a que depuis hier, son bel
anneau doux comme la nuit.
Le père Machin donne des
coups de pieds à la terre qui le lui rend bien. Et il lève les bras aux
ciels, aussi haut que le lui permettent ses courtes jambes... En voilà
un gendre gênant qui ne viendra certes pas l’aider aux champs. Et
pourtant... toujours à se balader avec une faux, comme pour le narguer.
Et cette lenteur ! Il a donc tout son temps le moissonneur de vie ? La
récolte n’est pourtant pas si mauvaise ! Qu’il vaque donc à sa tâche.
Cours pêcher les derniers souffles, au lieu de capturer les premiers
battements de cœur de ma petite, en négligé frissonnant !
Enfer
et crépitation, il faudra bien s’en débarrasser.
Les yeux brumeux et le ciel impassible, le père Machin court toujours
la campagne ; l’important c’est de participer. Il cherche quelqu’un
pour éliminer ce gendre. Il cherche et ne trouve pas ; ça risque de
durer longtemps.
Et le thé qui commence à bouillir ! Enfin,
tant que l’eau ne dort pas... et la petite non plus, pas de raison de
se méfier. Tout de même cet anneau est inquiétant, rouge et bleu comme
le
vent, dur comme le sang. Inoubliable, et tournant, tournant encore dans
ses yeux à elle, qui ne dit rien. Ne dit rien mais frissonne, sexy en
diable et un petit air divin, qui s’évapore quand elle titube sur le
bord de la tasse. Dans ses yeux, la bague, si belle et improbable.
Et rien à faire, le père Machin n’y trouve pas son compte, et le
pays a le
tournis de se sentir parcouru en tous sens sous un ciel qui décidément
s’en fout. Et pourtant il lui crache aux nuages son mépris pour son
gendre la Mort, un fainéant qui ne fait rien pour gagner sa vie, et qui
finira mal. Qu’il s’en aille et qu’il reprenne son anneau.
Enfer
et stagnation, n’en sera-t-on jamais débarrassé ?
Sur le bord de la tasse, tendrement enlacés, la Mort et la petite se
regardent dans les yeux. Elle ne voit que l’anneau qui vibre avec elle,
il ne voit que sa vie ; et le grand crucifix de la cuisine va bénir
leur union, en brisant la glace qui n’en demandait pas tant, en ce mois
de mai quarante (aucune importance). Mais le thé trop sucré a décoloré
l’ivoire bleu et rouge comme rien du tout. Tant pis, ce sera pour une
autre fois.
Que
la Mort est triste ! Mais la vie s’en fout.
Le père Machin ?
Il n’arrête pas de moissonner les saisons, quelqu’un lui a montré le
truc une fois, comment bien le faire. Il ne sait plus qui. Un type qui
est parti. Dommage, un chouette parti pour la petite qui s’ennuie.
Le père Machin a acheté un manteau gris et quitté le pays par la petite
porte. Il moissonne les secondes, histoire de passer le temps.
A une fenêtre de la ferme on aperçoit parfois la petite, en négligé de
soie, tournant et retournant la bague froide comme des fiançailles à
son doigt.
Mademoiselle Temps attend que son papa lui ramène son
promis...
L’hiver est triste par ici.