Partir
Partir … Il fallait que j'y vienne...
Ne pas regarder derrière soi.
Fermer tout doucement la porte, marcher sur la pointe des pieds,
respirer sur le bout du coeur, et regarder du coin de l'oeil ton âme au
repos.
Je m'enfuis. Je ne puis me résoudre à attendre ton réveil. J'ai laissé
sur la table une page de raisons, pour t'expliquer.
Ne pas regarder derrière soi.
Je t'abandonne. Ne m'en veux pas.
Tu croyais que je resterais là pour toujours, que je viendrais habiter
avec toi. Mais je ne peux pas.
Je suis venue faire un tour du côté de chez toi, en ce lieu que je
chérissais plus que tout, avant ; ce lieu, où, petite fille,
j'aurais voulu vivre.
Mais j'ai grandi. Et maintenant je sais que ma vie n'est pas là.
Ne pas regarder derrière soi.
Pardonne-moi. Je t'ai fait rêver. Tu y as cru. Cette chimère pour moi,
c'était l'avenir que tu nous préparais. Au creux de ton cœur, tu
m'invitais.
A présent je pleure. J'éprouve une terrible appréhension à l'idée de te
quitter. C'est pourquoi je ne t'ai pas réveillé.
Ne pas regarder derrière soi.
Je croyais que tu savais, que tu avais deviné. Mes appels se faisaient
rares, je n'arrivais même plus à faire semblant. Tu le sais, ne me
retiens pas. Je n'ai plus rien à t'offrir. Un cadeau pour la
Saint-Valentin, ce serait te mentir. Je préfère te le dire avant. S'il
te plaît, oublie-moi, je ne suis pas faite pour toi, même si tu le
crois … encore.
Rencontre quelqu'un. Hier, tu m'as dit qu'il n'y aurait jamais que moi.
Aujourd'hui, dis-moi le contraire, je t'en prie, dis-moi que c'est
faux, que tu ne vas pas te laisser couler. Tu n'as pas le droit.
Quand tu te réveilleras, que tu liras ces feuillets, ne pars pas en
moto, je t'en supplie. Ne touche pas au couteau que je t'avais offert
pour ton anniversaire. J'ai besoin de te savoir vivant. Ne me
culpabilise pas plus que je ne le suis déjà, coupable. Trop différente
et trop coupable.
Je t'ai arraché à ta vie, je t'y rejette alors que tu n'en as plus
envie. Pardon. Je ne voulais pas changer l'ordre des choses… Peut-être
que c'était l'ordre des choses, un passage dans le temps…
On y a cru : cultiver la différence ! Impossible ! On
a échoué.
Ne pas regarder derrière soi.
Je pense n'être faite pour personne, que pour des mirages, des
illusions. Seule, je serai seule, toujours. Je pèche par différence.
Pardonnez-moi. Qui peut comprendre quelqu'un qui parle le
saturnien ?
Partir … peut-être pour Saturne ?
Ne pas regarder derrière soi, Saturne est loin…
Je prendrai ma veste bleue, pour qu'on me reconnaisse. J'enverrai un
message pour dire que je suis bien arrivée, pour ne pas que tu
t'inquiètes.
Fuir le bonheur de peur qu'il se sauve. Fuis-je un bonheur ? Non,
il s'était déjà sauvé.
Peut-être que sur Saturne, je vais le retrouver. Ou peut-être que lui
va me trouver : j'ai mis ma veste bleue.
Ne pas se retourner. Adieu.
Karine Lefebvre
dimanche 7 février 1993
K.