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jorge poete résine de pin
Partir


Partir … Il fallait que j'y vienne...
                Ne pas regarder derrière soi.

Fermer tout doucement la porte, marcher sur la pointe des pieds, respirer sur le bout du coeur, et regarder du coin de l'oeil ton âme au repos.
Je m'enfuis. Je ne puis me résoudre à attendre ton réveil. J'ai laissé sur la table une page de raisons, pour t'expliquer.

                Ne pas regarder derrière soi.

Je t'abandonne. Ne m'en veux pas.
Tu croyais que je resterais là pour toujours, que je viendrais habiter avec toi. Mais je ne peux pas.
Je suis venue faire un tour du côté de chez toi, en ce lieu que je chérissais plus que tout, avant ; ce lieu, où, petite fille, j'aurais voulu vivre.
Mais j'ai grandi. Et maintenant je sais que ma vie n'est pas là.

                Ne pas regarder derrière soi.

Pardonne-moi. Je t'ai fait rêver. Tu y as cru. Cette chimère pour moi, c'était l'avenir que tu nous préparais. Au creux de ton cœur, tu m'invitais.
A présent je pleure. J'éprouve une terrible appréhension à l'idée de te quitter. C'est pourquoi je ne t'ai pas réveillé.

                Ne pas regarder derrière soi.

Je croyais que tu savais, que tu avais deviné. Mes appels se faisaient rares, je n'arrivais même plus à faire semblant. Tu le sais, ne me retiens pas. Je n'ai plus rien à t'offrir. Un cadeau pour la Saint-Valentin, ce serait te mentir. Je préfère te le dire avant. S'il te plaît, oublie-moi, je ne suis pas faite pour toi, même si tu le crois … encore.
Rencontre quelqu'un. Hier, tu m'as dit qu'il n'y aurait jamais que moi. Aujourd'hui, dis-moi le contraire, je t'en prie, dis-moi que c'est faux, que tu ne vas pas te laisser couler. Tu n'as pas le droit.
Quand tu te réveilleras, que tu liras ces feuillets, ne pars pas en moto, je t'en supplie. Ne touche pas au couteau que je t'avais offert pour ton anniversaire. J'ai besoin de te savoir vivant. Ne me culpabilise pas plus que je ne le suis déjà, coupable. Trop différente et trop coupable.
Je t'ai arraché à ta vie, je t'y rejette alors que tu n'en as plus envie. Pardon. Je ne voulais pas changer l'ordre des choses… Peut-être que c'était l'ordre des choses, un passage dans le temps…
On y a cru : cultiver la différence ! Impossible ! On a échoué.

                Ne pas regarder derrière soi.

Je pense n'être faite pour personne, que pour des mirages, des illusions. Seule, je serai seule, toujours. Je pèche par différence.
Pardonnez-moi. Qui peut comprendre quelqu'un qui parle le saturnien ?

Partir … peut-être pour Saturne ?
Ne pas regarder derrière soi, Saturne est loin…
Je prendrai ma veste bleue, pour qu'on me reconnaisse. J'enverrai un message pour dire que je suis bien arrivée, pour ne pas que tu t'inquiètes.

Fuir le bonheur de peur qu'il se sauve. Fuis-je un bonheur ? Non, il s'était déjà sauvé.
Peut-être que sur Saturne, je vais le retrouver. Ou peut-être que lui va me trouver : j'ai mis ma veste bleue.

                Ne pas se retourner. Adieu.


                                Karine Lefebvre
                                dimanche 7 février 1993


K.






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